17- "Le dernier chapitre de notre aventure. "


« C'est un chapitre de notre aventure auquel je n'aurais jamais cru assister. »
Kaolan, échec sacrificiel.


Le couronnement d'Hermeline eut lieu deux semaines plus tard, dans le grand temple de Soltan. Le moment n'était pas encore venu de rompre avec les traditions et de traumatiser tant clergé que population. La réception qui suivit fut aussi fastueuse que les Rivenz pouvaient se permettre au sortir de la guerre. Et nul ne se formalisa que le banquet ne comptât que quatre services.

Assise entre Lyssa et Kaolan, Saï y mangea plus que de raison et faillit bien y boire tout autant, si Kaolan n'avait pas veillé à faire disparaître plusieurs fois le contenu de son verre. Le jeune homme estima que l'entendre répéter « Ils me croiront jamais quand je vais rentrer à la maison. » en tapant du poing sur la table, était le niveau maximal d'ivresse qu'il pouvait supporter de sa part.

Au banquet, succéda un grand bal, et Saï put enfin approcher Hermeline. La jeune reine avait été accaparée toute la journée, par ses conseillers, des courtisans, des seigneurs de province et tous avaient des demandes à exprimer.

Lorsqu'elle aperçut son amie hésiter à quelques pas du groupe qui l'entourait, le visage d'Hermeline s'éclaira, et elle écarta la foule qui se pressait autour d'elle pour la rejoindre. Elle glissa son bras sous le sien et l'entraîna.

– Sers-moi d'alibi un instant, je te prie, je suis épuisée d'avoir à gérer tous ces gens depuis l'aube.– Au moins, ce soir, tu es débarrassée du prince Isfarak, répondit Saï en riant.Hermeline passa une main sur son front fatigué.

– Ne m'en parle pas. L'avoir laissé assister à la cérémonie de ce matin est le maximum que je pouvais supporter. Il a vraiment de la chance d'être encore en vie, je te le garantis.

Et il devait cette chance essentiellement au fait d'être intervenu à temps pour arrêter la bataille qui se préparait entre ses troupes et celles de la Résistance rivenz. Saï savait les trésors de patience et de diplomatie qu'Hermeline devait déployer tous les jours lors de ses négociations avec le prince qui devaient mener au départ des Sulnites. Il avait beau faire preuve de bonne volonté, il n'en restait pas moins un insupportable arrogant qu'Hermeline mourait d'envie de faire exécuter pour venger son père et les souffrances de son peuple. Or, elle était reine maintenant, et elle ne pouvait plus se permettre de n'en faire qu'à sa tête.

– Tu fais ton travail à merveille, la rassura Saï en lui tapotant la main. Bientôt, tous les Sulnites seront rentrés chez eux, les soldats comme les colons. Tu ne verras plus les mâts de leurs bateaux dans le port. Ils partiront tous, pour de bon.

– Et vous aussi, souffla Hermeline avec peine.

Saï resta muette, comme si son amie venait de la frapper au creux de l'estomac. Le visage détourné, Hermeline se hâta de reprendre :

– Hermann est cerné par des courtisans. Je vais aller le sortir de là. Nous nous verrons plus tard.

Et, sans se retourner, elle s'éloigna avec empressement, en retroussant sa robe empesée. Saï serra ses mains l'une contre l'autre, la gorge nouée. Le jeune prince Hermann, toujours sérieux, n'avait aucun besoin de l'aide de sa sœur pour tracer son chemin dans les méandres de la diplomatie de la cour.

Elle soupira et tourna son attention vers la foule des couples qui virevoltait au rythme de la musique. Elle entrevit le capitaine Johann, tout fringant dans son bel uniforme, messire Lancewald en galante compagnie, la petite Baronne Walderling et son époux qui dansaient ensemble et quelques autres résistants à l'air perdu. Elle s'avisa alors avec stupéfaction que ce soir-là, le palais royal de Riven réunissait davantage d'amis et de connaissances qu'elle en avait jamais eus avant de quitter son foyer.

Saï aperçut enfin Yerón qui se dirigeait vers elle à travers la foule. Le jeune homme était d'une pâleur cadavérique et d'énormes cernes lui mangeaient le visage. Depuis leur retour, il passait tout son temps, jour comme nuit, à remplir des rouleaux de parchemin, angoissé à l'idée d'oublier ne serait-ce qu'un seul détail de leur aventure. Ayant essuyé quantité de « Chut ! » impérieux, Saï avait renoncé à déranger son ami avec des propositions de promenade ou de discussion. Aussi fut-elle ravie de voir qu'il avait délaissé ses parchemins. Il avait même fait l'effort de revêtir un magnifique costume de velours violet, rehaussé de noir.

– Tu veux danser ? lui demanda-t-elle joyeusement quand il la rejoignit.

– Danser ? répéta-t-il avec confusion.

– Oui, danser. Tu sais, le genre de chose qu'on fait lors d'un bal.

Yerón regarda tout autour de lui comme s'il découvrait pour la première fois la grande salle de bal, son parquet patiné et les énormes lustres qui l'illuminaient.

– Ah... oui, bien sûr, tout à l'heure, dit-il. J'aurais d'abord voulu que tu m'expliques comment vous avez échappé aux gardes dans la forêt autour de Derusto.

– Encore ? Je t'ai déjà raconté cette histoire plusieurs fois !

– Je sais, mais à l'époque je ne pensais pas que notre aventure serait si importante. Je n'ai pas si bien écouté que ça.

Saï rit de cet aveu et attrapa sa main tachée d'encre.

– Viens danser. Je te raconterai en même temps.

Et ils dansèrent, tant que Yerón y trouva son compte. Lorsque la jeune fille termina son histoire, il l'entraîna hors de la piste.

– Je dois aller noter ça tout de suite, avant d'oublier, dit-il fébrilement.

– S'il te plaît, reste encore un peu, protesta Saï. Tu t'en souviendras tout aussi bien dans quelques heures. Nous n'aurons pas d'autres soirées comme celle-ci.

Une vague de tristesse passa dans les yeux bleus de Yerón.

– C'est vrai que j'ai encore des questions à poser à Razilda, à Eliz et à Kaolan. Le temps nous est compté, maintenant.

Saï acquiesça, la gorge serrée. Ils cherchèrent en vain leurs amis au milieu des danseurs, et parmi les groupes qui discutaient sur les bords de la salle de bal.

– J'abandonne, je ne sais pas où ils ont pu passer, déclara Saï en se jetant sur une chaise restée libre.

Une voix s'éleva dans son dos, la faisant bondir de frayeur.

– Eh bien, jeune fille ? Tu t'amuses ?

Elle se retourna pour découvrir avec stupéfaction les fourreaux de Griffe et d'Améthyste suspendus de chaque côté du dossier de la chaise.

– Qu'est-ce que vous faites là, toutes seules ? s'étonna-t-elle. Où sont Eliz et Razilda ?

– La robe que porte Eliz ce soir n'est pas compatible avec le port d'une arme, ricana Griffe. Ni même avec la marche, d'ailleurs, si j'en crois le nombre de fois que je l'ai vu trébucher

– Tu ne devrais pas te moquer de ta porteuse, la réprimanda Améthyste. Cette robe en soie vert d'eau lui allait à ravir, et je ne suis pas la seule à m'être fait la réflexion.

– Cela ne nous dit pas ce que vous faites ici, intervint Yerón.

– Comme l'a dit Griffe, leur tenue ne se prête pas au port d'une arme, expliqua Améthyste. Mais elles ne voulaient pas nous écarter de la fête de ce soir. Après tout, nous avons, nous aussi, contribué à la victoire.

– J'aimerais quand même qu'elles ne tardent pas à revenir, se plaignit Griffe avec un bâillement. Je commence à me sentir un peu somnolente.

– Prends sur toi, voyons, la tança Améthyste. Bientôt, d'anciennes armes sortiront du complexe de la falaise, avec les idées bien arrêtées de leur époque. Je compte sur toi pour leur montrer que les épées modernes ont tout autant de valeur et de savoir-vivre que nous autres.

Griffe grommela une réponse inaudible.

– Vous savez où elles sont ? demanda Saï, dès qu'elle put placer un mot.

– Elles sont allées prendre l'air sur l'un des balcons de la galerie supérieure, répondit Améthyste.

Saï sauta sur ses pieds.

– Merci, les filles, à plus tard ! jeta-t-elle en empoignant Yerón par le bras. Viens, on va les rejoindre.

Le jeune homme ne parut pas enthousiasmé par cette proposition.

– Je ne crois pas que ce soit une bonne idée, dit-il en s'opposant à la traction. Laissons-les tranquilles.

– Qu'est-ce que tu racontes ? Le temps ensemble nous est compté, c'est bien ce que tu as dit, non ?

– Oui, mais là...

Saï ne comprit pas sa résistance et s'énerva.

– Tant pis pour toi ! J'y vais seule !

– Non, attends ! appela Yerón, en tentant de la retenir.

Mais son amie l'ignora et s'éloigna en courant dans le tourbillon jaune d'or de sa robe.

– Oh, et puis fais comme tu veux, grogna le jeune homme en se laissant tomber sur la chaise avec un geste d'agacement.

– Ce n'est pas si grave, commenta Améthyste. Il va bien falloir qu'elle le découvre et qu'elle l'accepte.

Saï louvoya entre les invités pour rejoindre l'escalier qui desservait la galerie supérieure. Elle n'y croisa que quelques rares âmes solitaires en quête d'une brève tranquillité. La galerie faisait tout le tour de la salle de bal et offrait une vue imprenable sur les danseurs qui y tournoyaient.

Saï jetait un regard inquisiteur à travers chacune des larges fenêtres qu'elle croisait. Enfin, tout au fond, elle vit que l'une d'elles était entrebâillée. Elle poussa le battant pour sortir et s'immobilisa, sans comprendre.

Ses amies étaient bien là, sur le grand balcon.

Vêtue d'une robe blanche qui faisait ressortir à merveille son teint mat et ses cheveux noirs, Razilda avait une main posée sur la taille d'Eliz et la faisait lentement tourner sur les accords de la musique qui parvenait jusqu'ici. Eliz, la main dans la sienne, ne râlait pas contre la longueur de sa robe ni ne pestait contre les pas de danse. Au contraire, elle avait la tête levée vers sa partenaire, et ses yeux brillaient. Razilda se pencha soudain vers elle, et leurs lèvres s'effleurèrent.

Saï étouffa de justesse un cri de stupeur, tourna les talons et s'enfuit.

L'incompréhension faisait battre ses tempes au même rythme désordonné que son cœur. Dans sa hâte à mettre le plus de distance possible entre elle et ses amies, elle se heurta à une silhouette qui montait les escaliers.

C'était Kaolan. Par égard pour Hermeline et ses invités, il avait revêtu des chausses et un gilet assorti qui lui donnaient une allure atroce. Il lui prit les mains en souriant doucement.

– Yerón m'a prévenu que tu risquais d'avoir besoin de soutien émotionnel, dit-il.

– Pas du tout ! balbutia Saï en essuyant ses yeux de sa manche. J'ai juste... dû mal voir un truc.

– Vraiment ? Je pense que tu as très bien vu au contraire.

– Ben non, parce que c'est impossible, s'entêta Saï.

Kaolan soupira et l'entraîna par la main dans les escaliers.

– Vous autres, Derujins, vous aimez bien faire des histoires et mettre des interdits partout, n'est-ce pas ? dit-il. Tu sais, les interdits qui te concernent ne sont pas forcément les seuls dont il faut s'affranchir.

Saï resta silencieuse, abasourdie par ce sermon. Tandis qu'elle se débattait avec le carcan de son éducation, Kaolan reprit :

– Et un homme-félin qui inviterait une humaine à danser, d'après toi, ce serait tout aussi impossible ?

Le visage de Saï s'éclaira.

– Tu m'invites à danser ?

– Ça m'en a tout l'air.

Tous les deux se lancèrent sur la piste.

– Tu as bien fait de ne pas les déranger, finit par dire Kaolan en s'efforçant d'imiter les danseurs autour d'eux. Tu sais que Razilda a décidé de rentrer à Jultéca. Il faut leur laisser profiter du temps qui leur reste ensemble. Ça doit être très dur pour Eliz.

– C'est dur pour tout le monde, grogna Saï avec une moue boudeuse. Et puis elle aurait pu m'en parler, je suis son amie quand même !

– Elle craignait sûrement ta réaction. À juste titre, visiblement.

Saï baissa honteusement le nez sur ses pieds.

– Tais-toi et danse, marmonna-t-elle.

***

Tout s'accéléra après le couronnement d'Hermeline. Deux jours plus tard, Maître Ornwell leur annonça que l'aéronef était prêt au départ. Il avait passé la dernière semaine à peaufiner les réglages sur sa machine et paraissait impatient de les tester. En dehors de Kaolan, il était bien le seul à se montrer impatient.

Le jour de leur départ, Hermeline ne fut pas avare de présents. Bijoux, tenues chamarrées à la mode rivenz, fourreaux en cuir ornés, textes anciens, il y en avait pour tous les goûts. Une heure avant l'embarquement, Hermeline prit Saï à part et lui remit solennellement un rouleau de parchemin orné de son sceau.

– Je m'inquiète un peu de l'accueil que tu vas recevoir chez toi, lui dit-elle sans ambages. Alors j'ai pensé que je pourrais te protéger de loin, avec ça !

Elle lui déroula fièrement le parchemin sous le nez et Saï le lut sans comprendre. Devant son air confus, Hermeline lui expliqua avec orgueil :

– Je te nomme chevalier et grande protectrice du Royaume ! Quiconque voudrait te nuire encourrait mon courroux.

Saï rit et la serra dans ses bras.

– Pourquoi chevalier ? Ce n'est même pas un titre officiel !

– Pourquoi pas ? Tu possèdes bien une noble monture ! J'aurais pu écrire Chevalier Céleste, mais ça n'aurait peut-être pas été au goût de tes compatriotes.

Saï se mordit les lèvres pour réprimer leur tremblement et glissa avec reconnaissance le parchemin dans ses bagages.

L'aéronef était arrimé au centre de la cour intérieure du palais et tanguait avait mollesse au gré du vent. Tous les habitants du château s'étaient rassemblés autour de lui pour assister au départ des voyageurs. Dans un brouhaha bon enfant, ils échangeaient sans nulle gêne leurs impressions sur les étrangers qui avaient tant contribué à libérer leur île.

– Je n'en ai que pour quelques mois, le temps de régler des affaires en cours, assura Razilda, sac au dos. Je reviendrai vite, si vous avez encore une petite place pour moi.

Eliz était pâle, les traits tirés. Elle acquiesça sans se forcer à sourire. Les deux femmes n'échangèrent qu'un long regard et une pression de main. Elles s'étaient sans doute déjà fait leurs adieux seule à seule, plus tôt dans la matinée. Saï, Kaolan et Yerón, eux, n'échappèrent pas à l'étau des bras d'Eliz. Elle les serra contre elle, s'en excusa, puis les serra à nouveau. Elle leur fit mille recommandations et leur demanda d'écrire pour qu'elle pût leur répondre. Enfin, elle ne trouva plus rien à dire. Devant tous les spectateurs réunis, Hermeline n'osa pas se laisser aller aux mêmes épanchements, toutefois, elle n'en appuya pas moins toutes les requêtes d'Eliz. Kaolan montait déjà l'échelle de corde, suivi par Saï. Yerón s'éleva pour rejoindre le pont où l'attendait Tempête, Jabril, Lyssa et son père. Razilda mit le pied sur le premier échelon et se retourna une dernière fois.

– Votre Majesté, je vous prierais de ne pas donner trop de soucis à vos capitaines des gardes, déclara-t-elle. J'aimerais retrouver Eliz dans le même état que je vous l'ai laissée.

Et sur un dernier sourire, elle s'élança sur l'échelle.

Les amarres furent larguées, et l'aéronef s'éleva lentement, sous les acclamations des Rivenz. Pressés contre le bastingage, les voyageurs agitaient les mains en de grands gestes d'adieu. Saï ne retenait plus ses larmes et celles-ci coulaient librement sur ses joues. En silence, Kaolan posa un bras autour de ses épaules. Le palais royal s'éloignait à chaque seconde qui passait, devenant de plus en plus petit, et ils n'eurent bientôt plus personne à saluer. Saï resta longtemps immobile à contempler la capitale qui diminuait à son tour, puis les côtes de Riven'th. Elle était incapable de parler. Elle savait qu'au moindre mot, sa voix se briserait et qu'elle éclaterait en sanglots incontrôlables.

Derusto'th n'était pas loin. Deux jours et demi de voyage, tout au plus, avait annoncé Maître Ornwell. Après, ils fileraient vers Pwynyth' pour déposer Yerón avant d'entamer le retour vers Jultéca'th.

Ces deux jours suffirent à peine à Saï pour digérer son aventure et accepter qu'elle appartenait désormais au passé. Elle redoutait trop le futur pour s'y projeter pleinement. Pourquoi n'était-elle pas restée à Riven ? La question la hantait encore. Hermeline et Eliz lui avaient bien sûr proposé maintes fois. Cependant, la jeune fille sentait obscurément que c'était sur son île qu'elle avait quelque chose à accomplir. Et puis... Kaolan ne restait pas, lui non plus.

Ce qui restait du groupe amputé d'Eliz ne parvint pas à mettre à profit ce temps supplémentaire ensemble qui lui fut offert. Les repas étaient lugubres, et les discussions manquaient d'entrain. À tel point que la fin du voyage finit même par être enviable.

Ce fut donc avec des sentiments mitigés que Saï vit apparaître Derusto'th à l'horizon. Maître Ornwell ne comptait pas y faire escale. Saï et Kaolan finiraient le voyage sur le dos de Tempête. Tous les deux entreprirent de se préparer. Ils montèrent leur sac sur le pont et Saï revêtit la combinaison de vol qui lui avait été offerte par les Rivenz. Puis, en compagnie de Yerón et de Razilda, ils attendirent que l'île se détachât des brumes dans lesquelles elle s'était drapée.

Les nouveaux adieux se firent avec moins d'effusions, mais tout autant de tristesse. Quand ils se séparèrent les uns des autres, Saï et Kaolan grimpèrent sur le dos de Tempête.

– Montre-leur qu'une fille peut aussi bien être Cavalier Céleste que n'importe quel homme ! cria Yerón alors que le griffon s'élevait à grands coups d'ailes.

– Que le récit de ton aventure les fasse tous crever d'envie ! ajouta Razilda, moins charitable.

Et ainsi ne furent-ils plus que trois.

Maître Ornwell ne voulait pas prendre le risque de survoler Derusto'th, aussi les avait-il abandonnés au nord des Montagnes du Berceau. Laissant la mer derrière lui, Tempête fila au-dessus des montagnes avec ses deux passagers. Il volait haut en espérant échapper aux regards. Finalement, les pics laissèrent place à des collines verdoyantes. Saï contemplait les champs et les vergers qui défilaient sous eux. Les arbres chargés de fleurs lui clamaient la durée de son absence. Trois saisons. Et pourtant cela lui avait paru tellement plus long.

Ils avaient décidé de commencer par déposer Kaolan dans la forêt, au plus proche de son clan. La deuxième partie du trajet était censée ramener Saï chez elle. Juste le temps de donner des nouvelles et de serrer sa mère et ses frères dans ses bras. Plus l'échéance s'approchait et plus Saï doutait du bien-fondé de cette décision. Avait-elle manqué à qui que ce fût ? Sa famille s'était-elle seulement inquiétée pour elle ?

Les réflexions de Kaolan n'étaient guère plus enjouées. Il scrutait les forêts avec angoisse, cherchant le moindre indice de guerre et de destruction. De temps à autre, ils voyaient des filets de fumée s'élever entre les arbres. Certaines portions de forêts étaient calcinées, et du ciel, ils purent apercevoir les troncs noircis et le sol couvert de cendres. Une légère odeur de brûlé flottait encore.

Atterré, Kaolan essayait de comprendre. Les forêts n'étaient pas dévastées. Les ressources en bois et en gibier qu'elles procuraient étaient certainement trop précieuses pour en arriver à une telle extrémité. Toutefois, les Derujins avaient dû procéder à des frappes ciblées en espérant déloger certains clans.

Malgré son angoisse, Kaolan fut pourtant le premier à repérer les points qui grossissaient à l'horizon. D'une pression de ses mains, étroitement serrées devant la taille de Saï, il l'alerta.

– On vient à notre rencontre, souffla-t-il à son oreille.

– Déjà ? balbutia-t-elle alors que son cœur coulait au fond de sa poitrine.

Bientôt, elle les vit à son tour. Deux petites silhouettes qui volaient vers eux. Elle jeta un coup d'œil en contrebas. La forêt était proche. Peut-être pourraient-ils y trouver refuge d'un piqué hardi ? Tempête avait volé longtemps, lourdement chargé. Il ne pouvait plus vraiment se permettre de se livrer à des acrobaties. Saï sentait sa fatigue comme si elle était la sienne. Jamais ils n'arriveraient à échapper à deux Cavaliers Célestes rompus à la voltige. Le griffon piqua néanmoins. Leurs poursuivants l'imitèrent.

– Attends, c'est étrange, remarqua alors Kaolan. Ils ne ressemblent pas à des Cavaliers Célestes.

– Comment ça, ils ne ressemblent pas à des Cavaliers Célestes ? s'irrita Saï. Ils ressemblent à quoi, alors ?

– Je vois une femme qui nous fait des signes.

Le saisissement de Saï interrompit la descente de Tempête.

– Une femme ? Qu'est-ce que tu racontes ?

Elle leva la tête. Les deux griffons les rattrapaient. En plissant les yeux, elle ne reconnut pas l'uniforme des Cavaliers Célestes.

– Attendez ! Nous voulons juste vous parler ! cria une voix.

Saï en fut si surprise qu'elle obtempéra. Les trois griffons amorcèrent une lente descente et atterrirent sur une crête herbue caressée par le vent. Le premier griffon avait le poil noir et les plumes blanches et le second était fauve moucheté de blanc et de gris. Ce fut la vue de leur cavalier qui stupéfia Saï.

– Tu es bien Saï ? Saï Kaneda ? demanda la femme montée sur le griffon noir. On a entendu parler de toi et de ton exil.

Elle glissa au sol et Saï vit qu'elle devait avoir une quarantaine d'années.

– Alors c'est vrai que tu es amie avec un homme-félin ? dit le deuxième cavalier, stupéfait.

C'était un tout jeune homme à l'air malingre. Quand il mit pied à terre, il boitilla pour s'approcher de Tempête.

– Le dernier bateau en provenance de Riven'th a fait circuler son lot de rumeurs étranges, ajouta-t-il. Il paraît qu'une Derujin montée sur un griffon a aidé la reine à reprendre son trône !

– On s'est tout de suite dit que ce devait être toi ! reprit la femme.

Saï rosit de plaisir.

– Eh bien, oui c'est vrai, convint-elle. Mais je n'étais pas seule, nous étions tout un groupe d'amis, dont Kaolan.

– C'est Hiro qui t'a repéré, précisa la femme en désignant son compagnon. Il est tout de suite venu me chercher. On voulait absolument te rencontrer.

– Pourquoi ? s'étonna Saï. Et surtout comment se fait-il que vous possédiez un griffon ?

– On a trouvé des œufs là où ils n'auraient pas dû être, comme toi, expliqua Hiro. On a dû fuir et se cacher pour ne pas être accusé de les avoir volés. On a fini par se rendre compte qu'on n'était pas les seuls dans ce cas-là, et on s'est regroupé. Il y en a un troisième, mais son griffon est encore trop jeune pour le porter.

Voilà des conséquences inattendues des petits jeux des esprits, songea Saï, éberluée.

– Est-ce que vous savez où en est le conflit avec le peuple-félin ? intervint brusquement Kaolan, sans quitter le dos de Tempête.

Les deux Derujins parurent surpris qu'il s'adressât ainsi directement à eux, et ce, dans un langage parfaitement compréhensible.

– Les hommes se sont entraînés pendant tout l'hiver, finit par répondre la femme. Il y a eu quelques escarmouches, qui n'ont tourné en faveur de personne. Ce n'est que depuis le retour du printemps que les opérations se sont multipliées. Des arbres ont été brûlés, mais ça a déclenché des polémiques entre les seigneurs et les marchands. En gros, en dépit des victimes, nous en sommes toujours au même point.

Sur ses derniers mots, sa voix devint amère. Saï se tourna vers son ami, rayonnante.

– Tu vois, tu reviens juste à temps avec les émeraudes. Grâce à toi, la guerre pourra être évitée !

« Ne vous inquiétez pas, continua-t-elle à l'adresse des deux Derujins qui attendaient qu'elle s'intéressât à nouveau à eux. Ces affrontements seront bientôt de l'histoire ancienne. Nous allons faire le nécessaire.

Le visage de la femme se chargea d'un tel espoir que Saï en fut mal à l'aise.

– Je savais que nous avions raison de t'attendre, dit-elle.

Puis elle joignit les mains devant sa poitrine en une posture implorante.

– Voudrais-tu nous rejoindre ? L'expérience que tu as dû acquérir au cours de ton voyage nous serait très profitable. On avait envie de former un groupe solide, de trouver un moyen de se rendre utile, mais les idées nous manquent. Qu'en dis-tu ?

Estomaquée, Saï ne répondit pas tout de suite. Kaolan posa une main sur son épaule et lui souffla, d'une voix amusée :

– Il me semble que c'est exactement le genre d'opportunité que tu attendais.

Saï bégaya sous le coup de l'émotion, pourtant, les idées affluaient déjà dans son esprit.

– Laissez-moi juste déposer Kaolan chez lui et aller embrasser ma famille, parvint-elle à dire. Après, on pourra réfléchir à l'avenir tous ensemble.


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